samedi 23 mars 2013

Ecole d'Epineuil : cours de philo 7


22 Janvier 2011

L'histoire de la philosophie est aussi l'Histoire de la philosophie avec un grand « H ». Hegel parle de « l'histoire en marche » (B. Stiegler montre un tableau de Napoléon).

Nous allons nous diriger contre le « mainstream » (le courant dominant) qui, d'après Frédéric Martel, plait à tout le monde. Mais il y a toujours un contre-courant. C'est finalement le « mainstream » de F. Martel, pas le notre, même si nous baignons dedans, malheureusement. Ce courant affligeant est régressif, comme une pente, une chute. Nous reviendrons plus tard sur ce thème (dialogue « Phèdre » de Platon : thème de la chute) : une pente que l'on ne peut remonter ? Le peuple tunisien a remonté sa pente (chute de Ben Ali).

Comment traduire « ti esti » ? « Qu'est ce que » la vertu ? On peut traduire cela au regard de ce que Roland Barthe appelle « la closule zazique » (de « zazi dans le métro » de Raymond Queneau), « Napoléon mon cul » répond-elle. Il s'agirait d'une traduction du dialogue Le Ménon : en effet, dans ce dialogue se noue le parcours de Platon, partant de la vie et de la mort de Socrate, de ses souvenirs de son maître condamné à mort. Il veut en consigner la mémoire, celle de ses dialogues oraux comme étant la philosophie même, ce que Platon appellera plus tard la « dialectique » du mot « dialogue ».

Socrate : il faut pratiquer le dialogue contre la pratique de l'écriture des sophistes. Il serait le point de départ de cette histoire, autrement dit la constitution d'une pensée individuelle et collective (processus d'individuation). Il y a avait des cours et des séminaires, ouverts, dans un lieu où vont se transmettre les questions fondamentales et les apories de la pensée philosophique.
La philosophie est une transformation à partir d'une conversion du regard et de la façon de vivre, donc de la façon de penser.
Ménon pose la question d'un savoir vivre qu'entend être la philosophie : elle prétend créer un nouveau savoir vivre.

Faisons attention à la chronologie des dialogues de Platon dont Léon Robin a traduit la totalité des dialogues. Protagoras est parmi les premiers dialogues, c'est un dialogue socratique, c'est-à-dire qu'il correspond à la façon dont Socrate pratiquait son commerce oral.
Luc Brisson découpe 4 périodes :
1. Période de jeunesse (399-390) : Hippias, Charmide, Protagoras, Euthypron.
2. Période de transition (390-385) : Alcibiade, Gorgias, Ménon, Apologie de Socrate, Criton, Euthidème, Lysis, Ménexène, Cratyle.
3. Période de maturité (385-370) : Phédon, Banquet, République, Phèdre.
4. Dernières années (370-348) : Théétète, Parménide, Sophiste, Politique, Timée, Critias, Philèbe, Lois.

Pour B. Stiegler, la période de transition est celle qui est proprement le cœur de son travail, celle de la maturité serait le Platon dogmatique, enfin la dernière partie serait la « période aporitique » dans laquelle il se remet à se poser des questions.

Ion est un rapsode, non un aède, mais une personne qui dit et improvise sur un « catalogon » (une tradition orale). Socrate dit à Ion : si tu es poète, ce n'est pas par ta technique, c'est que tu es traversé par « l'enthousiasme », ainsi tu es possédé par des muses.
On appelle ça l'inspiration, c'est-à-dire le souffle, « pneuma » en grec, et en latin, « l'esprit ». Pour qu'il y ait du « génie » (Kant), c'est-à-dire être capable de générer quelque chose, il faut de l'inspiration, et cette inspiration provient des muses dans Ion. Socrate est ancré dans une tradition « démonique ».

Dans l'apologie de Socrate, ce dernier se défend, il essaie de se sauver, ainsi que son âme qui n'est pas immortelle. Il s'adresse à son procureur et à toute la cité, et à tous les citoyens en tant que citoyen. Son immortalité, c'est le « cléos » : la renommée, la gloire.

Ensuite, une autre série de dialogue avec les questions platoniciennes (et non purement socratiques) : La république, Phèdre, Théétète, Le sophiste. L'interprétation spécifique de Platon prend corps. Il contredit sur des points cruciaux les enseignements de Socrate. Par exemple, dans la République, il affirme que l'on peut enseigner la vertu, ce dont atteste Le Ménon. Mais il y a beaucoup d'autres changements.

Ensuite, il y a les textes aporétiques (Timée, Philèbe, Les lois), qui reviennent à l'impossibilité d'apporter des réponses : ce serait des impasses ce que J. Derrida nommerait un « indécidable », une impossibilité de trancher. Nous ferons la lecture du banquet et de Phèdre.

Qu'est ce qui relie le Ménon et ces deux dialogues ? Dans ces trois dialogues, il y a des questions qui reviennent, qui obsèdent Platon. Socrate avait aussi un père spirituel, Parménide. « On tue le père », on fait sa conversion : « je suis Platon » (et non pas Parménide). Quels sont ces questions ? Il y en a cinq en particulier :
- La poésie, qu'en penser ? Dans la République : c'est le mal.
- Mais dans ces trois dialogues, le délire est la source de la sagesse.
- dont l'amour fait partie.
- La mémoire est à l'arrière-plan des dialogues de Platon.

Nous avions vu dans les cours précédents dans quel contexte la vertu se pose, l' « Arêté ». La question : comment être vertueux (et non « ce que c'est » en premier lieu), autrement dit « excellent ». Les jeunes veulent être enseignés de cela dans un contexte grec qui est celui de notions venant de noms de déesse :
- Eris (discorde) : déesse de l'émulation ;
- Pandora, femme d'Epiméthée, qui porte l'Elpis dans une jarre (l'attente du meilleur et du pire ; la crainte et espoir).
L'Eris et l'Elpis ont deux versants, des dynamiques pour le meilleur et le pire, au sens pharmacologique. L'attente lié à l'espoir suppose une forme d'attention.

Cela forme le contexte des notions tragiques, c'est d'ailleurs le monde de la tragédie (Eschyle, Sophocle). Les mortels sont dans le temps de la mort parce qu'ils sont techniciens, inventeurs, dépourvus a priori, donc ils sont les êtres de la pharmacologie. Dans Protagoras, le Pharmakon n'apparait pas en tant que tel (le mot), mais la question est déjà présente.

Dans ce contexte vient la question de la vertu : à quoi doivent-ils devenir sensibles pour ne pas s'autodétruire ? À Diké (déesse de la justice) : le juste qui est ce que l'on peut ne pas être. Pour être juste, il faut être capable d'être injuste. Nous sommes polarisés par ces notions. Arêté a à voir avec le fait que la vertu fait avec le fait que l'homme est foncièrement injuste, susceptible de commettre des choses honteuses et, ainsi capable d'avoir honte et devenir juste. Epiméthée apprend de sa bêtise.

Au départ, l'Arêté est la puissance : Périklès est vertueux, mais il est terrible. C'est à partir de Socrate, si on en croit Nietzsche, que la vertu devient essentiellement moral. Il reproche à Socrate la perte du sens de ce mot. Arêté n'est pas d’emblée une question morale. La vertu fondamentale aurait rapport à la capacité de soulever des questions.

En tant que l'humain est un être technique, Heidegger « être et temps » (Sein und Zeit) : « nous avons à être car nous ne sommes pas ». Notre être ne nous est pas donné, mais nous devons l'être (au sens transitif : être l'être). C'est le sujet de Sartre dans « l'être et le Néant ». Les mortels sont en devenir et, dans ce devenir (passif), qui devient alors un avenir, se pose le problème de la critique de leur devenir. Si le mortel n'est pas seulement déterminé, il n'est que le temps, son propre temps. C'est ce que dit Heidegger : dans ce temps, le mortel doit prendre des décisions.

D'où la question primordiale des mortels : quel(s) critère(s) sont à prendre individuellement ou collectivement pour qu'une décision soit bonne ? Dans le Ménon, c'est la vertu, mais après il faudrait « la vérité » pour être vertueux. Il s'agit des « formes pures de l’entendement » dira Kant, ce qui est vrai comme véritativité.

Socrate affirme que ce doit être fondé sur des sentiments : Aidos (honneur et honte, voire vergogne, mesure, réserve) et la Diké (sentiment de la justice passant par celui de l'injustice). Si l'on est capable d'être juste, c'est parce que l'on n'est pas. Selon Nietzsche, les grecs ne savent pas ce qu'est la culpabilité, mais ils connaissent la honte

Primo Lévi « Si c'est un homme » : il a éprouvé et pensé la honte de ce qu'est d'être un homme, au-delà de la culpabilité judéo-chrétienne, soulevant donc la question de la vertu au sens grec. C'est depuis la honte que l'on peut reconstituer le champs éthique et civilisationnel. Nous sommes tous traversé par les polarités et nous devons faire la différence entre les pôles qui les forment, ainsi devenir plus justes, plus honorables, ainsi nous pousserons les autres à l'être aussi.

Dans le christianisme et chez Gilbert Simodon, la différence se présente aussi dans la question de « la tentation ». La tentation n'est pas seulement un moment chrétien. Chez les chrétiens, dominés par l'imagerie de l'Enfer et la culpabilité (« La tentation de saint Antoine », rétable d'Issenheim), c'est une obsession du sexe qui n'appartient en rien au monde grec. Que se passe-t-il entre le monde grec et notre monde contemporain ? Platon va installer une pensée névrotique du corps, car il est pris dans les contradictions de la passions : le délire nécessaire à la sagesse pour Socrate ; la maîtrise de la passion car le corps fait faire n'importe quoi. Les compositions deviennent des oppositions. C'est cela que lui reproche Nietzsche.

Lisons maintenant le dialogue Ménon : 
« Pourrais-tu me dire, Socrate, si la vertu s'acquiert par l'enseignement ou par l'exercice, ou bien si elle ne résulte ni de l'enseignement (didacton) ni de l'exercice (askéton : ascèse), mais est donnée à l'homme par la nature, ou si elle vient de quelque autre cause encore ? ». 
Depuis que Gorgias s'est rendu à Larisse, les Thessaliens répondent à tout, mais ils ne se posent jamais de questions, mais cela n'est pas le cas à Athènes.Un athénien répondait : je n'ai pas la moindre idée de ce qu'est la vertu. On ne sait pas. « Je me reproche à moi-même de ne savoir absolument rien de la vertu. » Il interroge Ménon sur ce qu'est la vertu pour lui (dialogue) Il répond. Socrate fait remarquer à chaque fois à Ménon qu'il n'arrive pas à définir « la » vertu, car chacun des exemples ne sont pas la vertu mais appartiennent à son essence. Socrate : « la vertu ne peut pas s'enseigner ». Il pose en principe qu'avant de prétendre enseigner, il faut se poser la question de « ce que c'est », et se demander si c'est « une vraie question ». Socrate ne dit pas que l'on ne peut rien savoir ni rien apprendre, il faut apprendre, mais le faire en sachant la précarité du savoir. C'est dans le dialogue avec les autres que l'on apprend. Il incite Ménon à se poser les bonnes questions. Mais Ménon se met en colère, il accuse Socrate d'être de mauvaise foi.

Il dit son aporie : « Mais comment vas-tu t'y prendre, Socrate, pour chercher une chose dont tu ne sais absolument pas ce qu'elle est ? Quel point particulier, entre tant d'inconnus, proposeras-tu à ta recherche ? Et à supposer que tu tombes par hasard sur le bon, à quoi le reconnaitras-tu, puisque tu ne le connais ? »
C'est la matrice de toute philosophie. Parménide s'est posé la question de l'être, l'être est, le non-être n'est pas. Il décrit la pensée apodictique (évidente) qui oppose l'être au non-être, ce qui donne accès aux essences et aux idées. C'est la base de l'ontologie : discours sur ce qui est.
Les sophistes se réclamaient d'Héraclite. Dans cette tradition, tout devient « panta rei », touffu, et que la question de l'être est une illusion. La question de l'être est locale.

L'aporie de Ménon consiste à poser que l'on ne peut connaître ce que l'on ne connait pas déjà, mais apprendre signifie se transformer. Comment Socrate répond-il ? Cela fondera la position de Platon. Il semble ici qu'il s'agisse encore de Socrate car il en appelle à la tradition tragique.

Ici est fondé la philosophie transcendantale dont le père est E. Kant (fin 18ème siècle) : il y a une sphère de « connaissances a priori » ou « concepts purs » constitutives de la possibilité de connaître, car non donnée par l'expérience. Des catégories sont données a priori : théorisé dans la « Critique de la raison pure ».

Au 19ème siècle, époque de Husserl, la philosophie devient psychologie expérimentale, cette question « du jugement synthétique a priori » (E. Kant (d'emblée composée)) devient la question de l’inné et de l'acquis. Mais cette question repose sur un mal entendu, car ce n'est pas la même question que celle de Socrate, Kant, Descartes. La question de Socrate ne touche pas au cerveau.
En fait, le mal-entendu vient de Descartes (avant E. Kant) qui a parlé « d'idées innées » : des idées sont en moi par Dieu, ce sont des « signifiés transcendantaux », un savoir providentiel. L'inné n'est pas du câblé. Le comportementalisme, le cognitivisme qui en est issu, fonde le capitalisme d'origine américaine.
Noam Chomsky (20ème) est au cœur de l'esprit cognitiviste américain alors qu'il en est un détraqueur. Il est à l'origine de la computation généralisé, à l'origine de la finance, etc.

L'aporie : une impasse, une question sans solution, une vraie question. Mais on ne peut y répondre par une réponse ordinaire. On doit y répondre, dit Socrate, par un « répons radical », extra-ordinaire. Cependant, cela peut conduire au délire. Platon plaide pour l’enthousiasme et le délire, un excès, malgré le fait qu'il prône la mesure, la rationalité. Socrate en appelle aux prêtres et aux prêtresses, et aux poètes et aux poétesses qui racontent l'histoire de Perséphone, la fille de Démeter (déesse de l'agriculture), qui est aussi nommée aussi Coré : il est question de cet excès, du délire collectif qu'est la mythologie et la poésie, reconnu comme les plus hautes valeurs. Socrate est accusé d'être impie mais il ne congédie pas les croyances : pour répondre à l'aporie, on doit faire appel à la mystagogie, et surpasser le logos. C'est ce qui constitue le fond des « mystères d'éleusis » : rituel vécu par tous les grecs. C'est un lieu où se rendaient les grecs pour faire un rituel initiatique en tant que « myst », candidats à l'expérience des mystères. Coré, Perséphone, a été enlevée par Hadès, le dieu sous-terrain des enfers où se trouvent les âmes errantes. Hadès est peut-être le nom à l'origine de Aidos. Perséphone vit dans la lumière. Rien n'est plus précieux que la lumière pour les grecs. Hadès est tombé amoureux d'elle. Déméter va devenir folle et le blé ne pousse plus.
C'est la question du délire amoureux comme source de sagesse, de l'économie libidinale dont s'est emparé le capitalisme.

Le banquet (sculpture de Diotima) : elle s'adresse à Socrate comme à un non-initié, mais c'est une prêtresse. Des prêtres et des prêtresses, Socrate en parle dans le Ménon. 

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