26 Février 2011
Nous parlions de
l'aporie de Ménon à laquelle Socrate répond en convoquant un
élément de la mythologie, celui de Perséphone, tout cela, alors
que Platon veut passer de la croyance au savoir apodictique. Cette
problématique revient dans « Le Banquet » : Diotima
y revient comme celle qui initie Socrate aux mystères de l'amour, la
philosophie ayant un rapport inaliénable à l'amour. L'enjeu est ce
que Freud appelle « les processus d'idéalisation ».
Aujourd'hui,
nous allons nous pencher sur les poètes, « ce sont ceux qui
voient l'invisible », dit Jean-Pierre Vernant. Dans cette
culture de l'aidos (venant
de hadès) Socrate
déclare que : « les poètes sont ceux qui sont vraiment
divins ». La culture de la honte est celle des mystagogues,
celle que les poètes chantent.
- Il faut démêler
dans les dialogues de Platon ce qui relève de la psyché
athanatos (âme immortelle), de
l'exigence socratique (un mortel ne peut jamais devenir immortel).
Car Platon, au fil des années, évolue et transforme le discours de
Socrate, dans une époque d'émancipation vis-à-vis de la société
archaïque. Platon, en fait, appartient à l'âge métaphysique, dans
laquelle nous vivons encore.
La référence au « conglomérat hérité » par Socrate
n'est pas un simple artifice rhétorique. L'appel aux mystagogues est
inévitables car le désir et l'amour sont convoqués, ce que Socrate
appelle « penser dans le beau ». Ces
questions conduisent Platon dans « le Banquet » à
réfléchir à la sublimation de l'amour. Si nous nous aimons, nous
nous aimons dans l'amour du beau et donc de ce à quoi il nous
introduit, c'est-à-dire dans le vrai et le juste. En
vieillissant, on aime de plus en plus l'idéalisation.
Néanmoins, il va opposer l'âme et le corps : l'âme siège de
l'amour, le corps siège de la pulsion. Platon parle de « passion »,
le mot « pulsion » n'existe pas chez les grecs.
Paul
de Tarse (St Paul), 4 siècles plus tard, fera la synthèse de Platon
et de la Bible pour fonder le christianisme.
Le
problème, c'est que l'amour pour Platon est aussi une passion. Il va
distinguer : une bonne passion, celle de l'amour conduisant à
l'idéalisation, c'est la passion de l'âme ; et une autre,
mauvaise. Il s'imagine qu'on peut séparer les deux. Il sort ainsi du
tragique qui ne distingue pas. Platon cherche à échapper à la
situation pharmacologique de la Grèce archaïque.
B. Stiegler soutient que Socrate reste un tragique en faisant appel
au tragique qui est son « milieu pré-individuel » (G.
Simondon).
L'immortalité
de l'âme est celle d'un savoir démonique, c'est-à-dire
impersonnel. Maurice Blanchot décrit la parole oraculaire en
interprétant un poème de René Char (1954).
La
dimension tragique chez Socrate n'implique jamais une opposition de
l'âme et du corps.
Dans l'apologie de Socrate, qui est en quelque sorte son testament,
il fait son dernier discours public. Pour la défense de sa vie, il
dit qu'il ne craint pas la mort parce que la seule chose qu'il sait,
c'est qu'il ne sait rien (« ne compte pas sur moi pour penser à
ta place »). Mais il y a une chose que qu'il sait peut-être :
« c'est que je ne sais rien de la mort. »
il
a ainsi un savoir de la mort comme tous les mortels, un non-savoir.
« Craindre la mort, athéniens, ce n'est pas autre chose que de
se croire sage alors qu'on ne sait pas ». L'homme ignore s'il
s'agit d'un bien ou d'un mal.
Le dieu de la mort, hadès,
donne son nom à la honte, aidos.
Un dieu ne peut pas avoir honte, alors que le mortel a toujours
honte. Aucun dieu, sauf Perséphone qui va être condamnée à
éprouver la honte, car elle sera violée. Pourquoi aura-t-elle
honte ?
Selon Socrate, celui qui affirmerait savoir ce qu'est la mort serait
un menteur, donc Platon le serait : il décrit le monde
immortel, « l'âme est immortelle ». De cette façon, il
trahit l'enseignement de Socrate. Il fuit le caractère démonique de
Socrate.
À la fin de son procès, il affirme qu'il va retrouver Homère,
Hésiode, Musée, Orphée, ceux qui ne s'oublient pas. Il ne cite que
des poètes. Ce sont ceux que Ménon appelle des héros qui accèdent
au kléos
et les fait accéder à l'hadès.
Lorsque Criton demande à Socrate de s'enfuir en Crête, Socrate
refuse car il se compromettrait en hadès.
Il sauvegarde la « revenance » de son esprit. Il hantera
ainsi la mémoire de la cité tout comme les personnes que Perséphone
rappelle au bout de 9 ans dans « Le Ménon ».
Perséphone a été offensée par Hadès.
Elle va se venger sur les mortels. Il y a un autre cas au moins :
celui de Prométhée qui trompe Zeus au profit des mortels.
D'un
coté la mort et le désir, et de l'autre la technique et la mort :
le mortel est un être technique, et qui est obsédé par la mémoire.
Perséphone
passe un tiers de son temps dans l'obscurité et le reste du temps
dans la lumière. Elle rappelle au jour certain des mortels, ceux qui
ont eu des comportements exemplaires, non pas pour leur donner
l'immortalité, mais pour les perpétuer afin de prendre soin de sa
blessure.
Le
héros est mort, mais il « survit » : il reste parmi
les vivants comme un eidolon
(fantôme), mot qui est aussi à l'origine du mot « idée ».
Socrate
cite le mythe de Perséphone : « Ceux de qui Perséphone
aura reçu le prix de l'antique souillure / de l'ancien mal /de
l'antique deuil (...) ».
Penteos, c'est la même
racine que « dénuement ».
Diotima
dira que l’Éros
est celui qui est dans le penteos,
une pauvreté qui est une richesse du désir.
Socrate
poursuit : « Perséphone les fait à nouveau la neuvième
année venue monter vers le Soleil d'en haut ». Cette
résurgence est le printemps. Puis : « Ces âmes donnent
naissance à de brillants souverains », c'est-à-dire ceux qui
sont capables de rendre hommage à la blessure qui frappe Perséphone.
Pourquoi un viol est-il à l'origine de l'agriculture ? Le début
de la Bible est aussi un mythe agricole : ôter la virginité de
la Terre pour la faire fructifier. Les arbres de l'Eden ne donnent
plus de fruits. En effet, Démeter oblige les mortels à travailler,
il faudra vous souvenir de ma blessure et de votre mortalité. La
« pomme de discorde » se retrouve dans la pomme d'Adam...
Démeter cache le grain de vie si bien que la famine menace la vie
des hommes et aussi bien le culte des dieux, ainsi un compromis est
passé avec Zeux et Hadès : une alternance de la vie et de la
mort. Le mortel revient en haut comme le grain après le dur hiver.
La réminiscence, c'est la mémoire des héros. C'est ce que dit
Socrate. Le retour
des morts signifie la spiritualité de l'esprit au sens de
revenants : une anamnésis. Pour
Socrate, en ce sens, l'âme est immortelle, elle revient. « Ainsi
l'âme, immortelle et plusieurs fois renaissante, ayant contemplé
toutes choses, et sur la terre et dans l'Hadès, ne peut manquer
d'avoir tout appris. Il n'est donc pas surprenant qu'elle ait, sur la
vertu et sur le reste, des souvenirs de ce qu'elle en a su
précédemment. »
On peut interpréter ces multiples naissances comme, selon
jean-Pierre Vernant : « Toutes les anciennes races
d'hommes qui ont donné leur nom aux temps révolus, à l'âge d'or,
sous le règne de Cronos, puis à l'âge d'argent et de bronze, enfin
à l'âge héroïque, sont encore présentes, pour qui sait les voir,
génies, voltigeant à la surface de la terre, démons souterrains,
hôtes, aux confins de l'Océan, de l'île des Bienheureux. »
Ce sont les poètes.
Que se passe-t-il dans la mémoire entre poésie orale et écriture ?
Jean-Pierre Vernant : caractère construit et en cela artificiel
et factice de toute mémoire humaine ; comme l'attention qui est
toujours construite.
Victor,
le sauvage de l'Aveyron, a pu relativement être inséré grâce au
docteur Itard et à son attention.
La
mémoire n'est pas innée. Nous en avons une faculté. La mémoire
anamnésique, il faut l'acquérir.
Jean-Pierre
Vernant : elle se distingue de l'habitude (I. Pavlov) et est une
difficile conquête de son passé individuel.
Il
y a de la mnémotechnique et ce dans toutes les sociétés. C'est la
culture du « conglomérat hérité ».
La
déesse Mnémosune
est la déesse de la mémoire. Les faits psychologiques sont rangés
à l'état de dieux chez les grecs (phobos,
métis, Âté,
etc).
Aby
Warburg est capital sur l'anamnésis, dont parle Didi
Huberman dans « l'image survivante ».
La question de la mémoire obsède déjà les grecs de l'époque
archaïque de tradition purement orale entre le 7ème et le 8ème
siècle avant J.-C. Des personnes étaient formées à garder la
mémoire de la société. L'écriture fait régresser la mémoire du
poète.
Mnémosuné
est la déesse des poètes qui sont des possédés. Ils s'inscrivent
dans le démonique et l'Âté.
Ils sont ainsi proches des devins. Au départ, les poètes de l'âge
archaïque sont aveugles, comme Homère. Ils ont accès à un autre
temps.
Jean-Pierre Vernant : « Présence directe au passé,
révélation immédiate, don divin, tous ces traits, qui définissent
l'inspiration par les Muses n'excluent nullement pour les poètes la
nécessité d'une dure préparation et comme d'un apprentissage de
son état de voyance. Pas davantage l'improvisation au cours du chant
n'exclut le recours fidèle à une tradition poétique conservée de
génération en génération. Au contraire, les règles mêmes de la
composition orale exigent que le chanteur dispose, non seulement d'un
canevas de thèmes et de récits, mais d'une technique de diction
formulaire qu'il utilise toute faite et qui comporte l'emploi
d'expressions traditionnelles, de combinaisons de mots déjà fixées,
de recettes établies de versification. »
Cela
constitue l'archive d'une société, l'écriture entrera en conflit
avec cette tradition. La poésie change de statut et devient
lyrique : c'est le poète orphique. La poésie a changé de
fonction sociale.
La prochaine fois, nous parlerons d'amour et de géométrie.